Alors que le volume des livraisons, notamment aux particuliers, ne cesse de croître, les villes ne peuvent plus ignorer les nuisances pour les habitants. Les réponses à ce casse-tête, tant publiques que privées, demeurent toutefois timides.
La livraison des repas à domicile n’est pas réservée aux seuls habitants des grandes villes. En France, le leader de la livraison Deliveroo est présent dans pas moins de « 270 villes, comme si toute ville moyenne qui se respecte se devait de proposer ce service », expliquait Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion à l’Ifop, lors d’un colloque consacré aux villes à taille humaine organisé par le journal Le Monde, le 16 décembre dernier. « À Châteauroux [ndlr, Indre], nous avons 90 livreurs Uber Eats », confirmait aussitôt le maire de la ville, Gil Avérous.
Le poids des livraisons à domicile, sous toutes les formes, dépasse chaque année de nouveaux records. En décembre, au moment de choisir des cadeaux pour leurs proches, de nombreux consommateurs se contentent de faire défiler, du pouce, les images des produits, avant d’en sélectionner un, et de lancer la commande, qui leur sera apportée en quelques jours, voire quelques heures. Au troisième trimestre de 2021, les ventes en ligne atteignaient 30,6 milliards d’euros, soit 15% de plus qu’un an plus tôt.
Cette économie, souvent décrite comme dématérialisée a des conséquences très matérielles, d’autant que les services de livraison aux particuliers s’ajoutent à la logistique classique, qui fournit les lieux de vente et rapporte les marchandises invendues. Ainsi, des hangars de plus en plus larges sont construits à proximité des pôles urbains, sur des terres artificialisées.
Les logisticiens savent que, pour multiplier par deux la vitesse de livraison, il faut plus que doubler la surface des entrepôts. Dans les villes, les plates-formes acquièrent des bâtiments ou des espaces disponibles pour y établir des entrepôts-relais. Les ex-station-services, parking abandonnés, pieds d’immeuble autrefois commerçants se transforment en lieux de stockage.
Des sociétés se spécialisent dans le « dark store », des magasins « sombres », car on n’y vend aucun objet directement. Les « dark kitchens » ne sont pas non plus des restaurants, mais des cuisines où s’affairent des préparateurs de repas. Afin que les plats arrivent chauds à destination, ces salles sont implantées dans des quartiers pas trop éloignés des cœurs de ville : de l’autre côté du canal du Midi à Toulouse, dans le quartier Madeleine à Orléans, le long des boulevards circulaires à Lille.
Charge aux livreurs de distribuer la nourriture le plus vite possible aux consommateurs impatients. Les auto-entrepreneurs qui travaillent pour Uber Eats ou Deliveroo, à Châteauroux ou ailleurs, sont censés se déplacer à vélo, mais se procurent un scooter dès que leurs revenus le permettent. Quant aux livreurs en camionnette diesel, à qui les employeurs comme les clients imposent des délais de livraison toujours plus courts, ils épaississent la circulation, occupent des places de stationnement, garent leur véhicule sur les trottoirs et les pistes cyclables.
Le ras-le-bol des riverains
Dans un premier temps, les collectivités locales n’ont pas cherché à réguler le secteur de la logistique, jugeant sans doute son impact comme résiduel. Mais les conséquences de cette frénésie, en particulier sur l’espace public, ne sont plus anecdotiques. Ainsi, les riverains des dark kitchens ou des dark stores déplorent l’odeur des cuisines, la présence des livreurs qui attendent à longueur de journée, le ballet incessant des scooters, le risque routier.
Les livraisons impliquent des voies directes, rapides, sans obstacle, à rebours du désir des habitants de bénéficier d’espaces publics agréables à vivre et de villes moins polluées. Enfin, les conditions de travail des livreurs sont déplorables et leur couverture sociale laisse à désirer.
Les réponses demeurent tardives, et surtout timides. Le programme « Innovations territoriales et logistique urbaine durable » (InTerLud), financé par les certificats d’économie d’énergie versés par les entreprises polluantes, associe l’organisation interprofessionnelle du négoce à des structures publiques, le Cerema, Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (recherche et conseil) et l’Ademe (coordination et financement).
L’objectif du programme consiste à mettre en place, dans 50 agglomérations, des chartes de logistique urbaine durable qui comportent une quinzaine de grands principes. Les collectivités sont incitées à réserver du foncier, planifier la mobilité logistique, encourager l’usage de véhicules moins polluants et moins bruyants ou les livraisons en horaires décalés, etc.
Outre le caractère purement volontaire de ces engagements, l’une des difficultés tient au nombre important de protagonistes, « transporteurs, commerçants, grossistes, investisseurs immobiliers, industriels, professionnels des flux d’information, constructeurs de véhicules », énumèrent les concepteurs du programme InTerLud.
En outre, les entreprises proposant des livraisons, souvent des start-up financées par des levées de fonds, ne demandent l’avis de personne avant de louer des entrepôts, recruter des livreurs, acheter des placards publicitaires réels ou virtuels, et encombrer les rues.
Les décisions des pouvoirs publics ne suffisant pas, des entreprises privées proposent désormais des livraisons « durables », en mettant en avant leurs véhicules bas carbone, tels que les vélos dotés ou non d’une caisse, ou les voitures électriques. En revanche, aucun acteur ne propose une solution qui aurait pourtant le mérite de l’efficacité : celle qui consisterait à limiter, sinon réduire, le nombre de livraisons. Après tout, les citadins peuvent aussi apprendre à cuisiner, voire chercher eux-mêmes leur repas au restaurant du coin de la rue…
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